Esther, la Française du futur

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Esther, 10 ans, déballe sa vie dans les pages de l’Obs depuis 2014. Chaque semaine, la brunette au petit nez pointu dévoile son quotidien sous les crayons de Riad Sattouf. Le dessinateur l’a rencontrée pour de vrai un soir où il avait invité à dîner un couple d’amis. Espiègle, directe et la langue bien pendue, cette gamine lui plaît, son univers aussi. En plus, elle raconte de sacrées histoires. C’est décidé, elle sera l’héroïne de sa prochaine bande dessinée. Après deux ans de feuilletons hebdomadaires, « Les cahiers d’Esther, histoires de mes 10 ans », sont rassemblés en un album, publié aux éditions Allary en janvier 2016.

« A l’école, entre nous, on peut parler comme on veut, c’est pas comme à la maison, où les gros mots sont interdits. Voilà les gros mots que je connais : merde-cul-putain-bordel-fait chier-conne-ta gueule ». On vous avait prévenus, la gosse n’a pas la langue dans sa poche ! C’est utile d’avoir du tac-au-tac dans son petit monde. Un frère stressé et mal aimable, une mère vaporeuse, un père prof de gym qui ne veut pas lui acheter d’ « aïe-phone » (mais bon, elle l’aime quand même), la valse des copines qui se font des crasses, la sourde violence des moqueries et autres bassesses, le romantisme cruel de la salle de classe, le pain quotidien des amoureux bas de gamme : c’est la vie secrète des filles travaillées au corps par leurs œstrogènes, c’est « Raison et sentiments » dans la cour de récré, c’est la vie d’Esther dans le 17e arrondissement.

Malgré la misogynie des jeunes garçons testostéronés, la fillette se dit heureuse dans son école privée. Le récit reste léger et enjoué. Audacieuse pirouette de Riad Sattouf : il pointe la vie des enfants d’aujourd’hui, sans jamais dénoncer les influences auxquelles ils sont soumis mais qui façonnent déjà les adultes de demain. L’air de ne pas y toucher, il observe du haut de son dessin de presse et laisse le lecteur s’horrifier des tendances de l’enfance moderne : société fade du divertissement, dépendance précoce aux technologies, tyrannie du collectif sur les introvertis… et on en passe. L’émotion, naît simplement de la voix de l’enfant, comme dans l’Arabe du futur, où Riad Sattouf croquait sa propre jeunesse entre la Bretagne et un Moyen-Orient déchiré. En petit naturaliste de la jeunesse, boutiquier talentueux de la sociologie contemporaine, il se contente de dépeindre sans jamais juger. Sattouf a prévu de suivre Esther jusqu’à ses 18 ans, dans une série de huit albums en perspective. Quand on tient un bon sujet, on ne le lâche pas…

Les Cahiers d’Esther, histoires de mes 10 ans, Riad Sattouf, Allary Editions 2016, 16.90€

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Corto navigue en eaux troubles

Ils l’ont fait : place au nouveau Corto Maltese ! Comme un rempart fatigué des assauts, Corto est tombé à son tour au champ d’honneur des reprises. Corto est mort, vive Corto ! Les aventures du marin romantique renaissent vingt ans après la disparition de son auteur, Hugo Pratt, en août 1995. Il fallait s’y attendre : Bob Morane, Astérix, un jour Tintin. Qui sera le suivant ? Est-ce une fatalité réservée aux meilleurs héros de la bande dessinée ? A chaque résurrection, le débat se déchaîne. Doit-on laisser les légendes dormir dans leur tombeau de lauriers ou leur insuffler d’un coup d’édition magique une seconde vie improbable ? En attendant qu’une réponse satisfasse tout le monde, les éditions Casterman publient « Sous le soleil de minuit », mené au scénario par Juan Diaz Canales, connu pour son félin Blacksad, et Ruben Pellejero au dessin. Ces deux-là vénèrent Hugo Pratt depuis leur premier coup de crayon ; ils connaissent Corto sur le bout de leurs gommes. Mais cela suffit-il à redonner une âme à l’aventurier mythique ? Peut-on répliquer trait pour trait Corto sans la balafre du coup commercial en travers du visage ? D’autant qu’une première tentative avait avorté dans la douleur il y a quelques années.

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Le Corto ne fait pas le Pratt

Nous sommes en 1915, dans le grand Nord canadien. Des espaces infinis qui auraient plu à Hugo Pratt. L’album s’ouvre sur les sempiternelles chamailleries de Corto et Raspoutine dont la seule présence suffit à rassurer les aficionados de la série.

Corto reçoit des mains de la nourrice de Jack London deux lettres de son ami journaliste et écrivain (London s’est en effet lié d’amitié avec Corto depuis l’album La Jeunesse, où le correspondant de guerre couvrait le conflit russo-japonais). Si l’une des lettres est destinée à Corto, l’autre doit être remise par notre héros à Waka Yamada. Cette ancienne prostituée, ex star de saloon, a aimé London pendant la ruée vers l’or. Reconvertie en militante contre la traite des blanches dans l’Alaska, elle est le personnage féminin central de cette aventure.

Pour la retrouver, Corto doit affronter de longues traversées, déjouer des personnages machiavéliques et se méfier de lui-même, comme toujours. Il rencontre ainsi une multitude de zèbres que n’aurait pas renié son créateur : les malfrats d’un syndicat japonais, des Inuits philosophes et désemparés, un docteur allemand très impoli ou encore un sanguinaire ci-devant fan de Robespierre qui manie sa guillotine à la chaîne. L’intrigue vous tourne la tête ? Normal… enfin presque. Le vertige est naturel parce que toutes les intrigues de Pratt procèdent de cet enchevêtrement de caractères et de péripéties. Mais dans cet album, le marin manœuvre en permanence dans une marmite du diable, qu’il affronte une tempête dans la mer de Beaufort ou qu’il file à l’anglaise sur un canot en déroute. Les aventures s’enchaînent sens dessus dessous au détriment du cœur du récit, faute de cette formidable poésie qui transpirait jusque dans les planches les plus silencieuses de Pratt. Les personnages sont peu approfondis et l’intrigue n’apporte rien au caractère de Corto. On peut regretter que les auteurs, tout en respectant les trames de l’œuvre originelle n’aient pas saisi l’occasion de la mettre à portée d’une jeune génération de bédéistes peu habituée à ces circonvolutions. Un joli fouillis qui peut rebuter comme il peut en charmer plus d’un.

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A jeter, le nouveau Corto ?

« Sous le soleil de minuit » ne se couchera pas au fond de la corbeille, au cimetière des BD qu’on lit une fois, mais pas deux. Tout d’abord, il faut saluer des auteurs qui reprennent rien moins qu’un mythe. De plus, cet album placé sous le patronage de Patrizia Zanotti, ancienne coloriste de Pratt et actuelle détentrice des droits sur son œuvre, a été sans doute soumis à un lourd cahier des charges. Rien de tel pour brider la fougue d’un scénariste…

S’il est chahuté dans les eaux troubles d’une reprise éditoriale, notre marin au long cours tient encore la barre. Chapeau à Ruben Pellejero pour les ambiances maritimes, les paysages et les mines tour à tour malicieuses ou patibulaires des personnages ! Tous les codes graphiques et narratifs de Corto sont respectés : les traditionnelles planches de quatre cases, les répliques existentielles, les ineffables mouettes et les postures nonchalantes de l’aventurier à la boucle d’oreille. Corto est aussi un homme de paradoxes : individualiste, il défend la veuve et l’orphelin ; solitaire, il place l’amitié au-dessus de tout. Des contradictions qui perdurent dans ce nouvel épisode, Corto restant insaisissable sous sa casquette. Les admirateurs du baroudeur seront comblés, ceux de Pratt peut-être un peu moins.

Allons Corto ! Puissent tes nouveaux parents te guider par la main dans ta nouvelle vie. Eternel passager du vent et des mers, nous suivrons tes aventures vers d’autres lieux, d’autres hivers, d’autres printemps…

Corto Maltese, Sous le soleil de minuit, Juan Diaz Canales, Ruben Pellejero, Casterman 2015, 16 €

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Riad Sattouf à Angoulême : le Fauve pour un album en or

Nous vous le disions dans ces mêmes colonnes : Riad Sattouf écrit au crayon d’or !

Déjouant nos pronostics (voir notre article du 17 janvier), ce n’est pas le prix Fnac de la BD que son petit Arabe du futur lui a apporté sur le plateau d’argent de son talent, mais le Fauve d’Or, prestigieux prix du meilleur album décerné par le festival d’Angoulême !

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D’un trait lucide et tendre, maîtrisant de bout en bout sa narration à la perfection, L’Arabe du futur dépeint sous mille éclats l’enfance du dessinateur entre Lybie et Syrie, deux pays déjà étouffés sous les voiles de l’obscurantisme et de la violence. Et ce n’est que le premier volume…

Découvrez sous ce lien la réaction de Riad Sattouf, à la fois modeste et réaliste, à la remise de son prix. Décidément, un très grand Monsieur de la bande dessinée.

http://www.lefigaro.fr/bd/2015/02/01/03014-20150201ARTFIG00195-riad-sattouf-l-important-c-est-de-continuer-a-dessiner.php

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Wilfrid Lupano & Grégory Panaccione couronnés par les lecteurs et la Fnac

Un océan d’amour, l’ouvrage de Wilfrid Lupano au scénario et Grégory Panaccione au dessin, a remporté ce soir le prix BD Fnac 2015.

Alexandre Bompard, Président de la Fnac depuis 2011,  a notamment rendu hommage aux dessinateurs de Charlie Hebdo en annonçant  la création d’un prix spécial en l’honneur des journalistes assassinés le 7 janvier dernier.

Fabien Nury, lauréat du prix 2014, a eu le privilège de nommer les deux vainqueurs lors de la cérémonie organisée par la Fnac à la Rotonde, dans le 20e arrondissement.

Osa Johnson renvoie sa bulle de cristal en SAV mais maintient sa préférence pour L’Arabe du futur, de Riad Sattouf !! Allons, ne soyons pas mauvais perdants : Un océan d’amour commence l’année sur les chapeaux de roue ! Qui sait, peut-être en reparlerons nous très bientôt…

Les clichés de notre photographe : Claude GODFRYD.

 

Quelques visuels de l’ouvrage primé : une bande dessinée muette qui se passe sur les côtes bretonnes. Mais, n’est-ce pas une bigoudène que je vois là ?!

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Prix FNAC de la BD 2015 : mon pronostic dans la bulle de cristal

Mardi prochain à 20h sera remis le prix FNAC de la BD 2015. Un lauréat prendra donc la suite du Tyler Cross de Nury et Brüno qui a reçu le prix l’année dernière.
 
Voici donc les cinq finalistes :
 

De ces cinq ouvrages, c’est L’Arabe du futur, de Riad Sattouf, qui mérite de remporter le prix à mon avis, pour ces cinq raisons :

1° parce que la maîtrise de la narration graphique par Sattouf est exceptionnelle ;

2° parce que le point de vue d’un enfant est toujours captivant (L’Arabe du futur raconte l’enfance de Riad Sattouf entre Lybie et Syrie dans les années 70 et 80) ;

3° parce que L’Arabe du futur mélange subtilement naïveté et lucidité sur le monde arabe ;

4° parce que l’ouvrage dénonce la bêtise humaine avec férocité (notamment la haine entre les religions), et qu’on a besoin de cette démarche en ce moment ;

5° parce que Riad Sattouf, homme modeste et sympathique, a reçu le prix RTL de la BD pour cet ouvrage. Il est donc en bon chemin…

 
Pour terminer de vous convaincre (si nécessaire), visionnez cette vidéo de remise du prix RTL à Riad Sattouf en novembre 2014, dans l’émission Laissez-vous tenter présentée par Yves Calvi :
 
 
Madame Osa, critique extralucide, vous donne rendez-vous mardi soir pour le verdict !
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Osa Johnson emmerde la haine…

… qu’elle soit catholique, musulmane, ou martienne. Les islamistes, les extrêmistes, les djihadistes, les pianistes.

A Cabu, Wolinsli, Charb, Honoré, Tignous, dessinateurs de BD, illustrateurs de presse, journalistes insolents qui exercez le métier de mes rêves. Mes pensées à toutes les victimes, policiers, agent d’entretien, anonymes assassinés… et à la liberté.

Les valeurs de paix, de fraternité, de liberté d’expression et de partage doivent rester le bien commun qui nous rassemble tous. Et les canards voleront toujours plus haut que les fusils.

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Le spectre de l’ « Homo Sovieticus » hante le monde

Staline fascine et terrorise. Staline ne fait aucune différence entre innocent et coupable. Quand il appose sa signature sur le destin des hommes, son empreinte est fatale. Adorateurs, bourreaux, contempteurs ou innombrables victimes, Staline fusille à tour de bras, même l’espoir. A croire que le « Petit père des peuples » a un double totalitaire : le cœur pavé des bonnes intentions du communisme, l’âme dévoyée par le capitalisme satanique (un mal venu d’ailleurs). Tel un monstre de roman gothique,  le Géorgien à grosses moustaches et tunique militaire revient tous les ans hanter la planète. Histoire, littérature, cinéma… des œuvres fouillent le tombeau de Joseph Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline. Même la bande dessinée soulève le couvercle de la nécropole soviétique. Avec une tragi-comédie jubilatoire, Fabien Nury, tsar toutes catégories du scénario, et Thierry Robin en Raspoutine rompu au dessin d’ambiance, mettent au goût du 9e art la vie du dictateur, ou plutôt sa mort qui fut l’une des plus hallucinantes de tous les temps. Les lettres ne sont pas en reste grâce à Svetlana Alexievitch, dont La Fin de l’homme rouge ressuscite les voix trop longtemps tues de ceux dont le stalinisme a ravagé les vies autant que troublé les consciences.

Toi aussi, Camarade lecteur, pleure la mort du grand Staliиe !

La-mort-de-Staline 1Staline n’a pas quitté la planète sous un ciel serein mais au milieu des purges et des complots. Bien qu’inspirée de faits réels, La mort de Staline, une histoire vraie… soviétique, campe une fiction jouissive déclinée en deux tomes aux éditions Dargaud (2010 – 2012). D’emblée, les auteurs préviennent « qu’ils n’ont guère eu besoin de forcer leur imagination, étant incapables d’inventer quoi que ce soit d’équivalent à la folie furieuse de Staline et de son entourage ». Le lecteur averti, pas question de tordre le nez à une vérité historique qui suffit en elle-même à planter le décor de l’ouvrage.

Le 26 février 1953, à Moscou, la Radio du Peuple diffuse le 23e concerto pour piano de Mozart. Enchanté par l’interprétation de la soliste Maria Ioudina, le dictateur en exige un enregistrement sur le champ. Mais diffusion en direct oblige, les musiciens doivent rejouer le morceau. Après moult atermoiements ubuesques, on donne le choix à la soliste de reprendre sa partition ou de se faire fusiller ; on réveille le chef d’orchestre en pleine nuit ; on grave le disque en catastrophe, et Staline reçoit enfin la galette au petit matin… pour tomber terrassé par une attaque cérébrale à l’écoute des premières notes. En quelques pages, la farce mortuaire se met en place. Averti du drame, Lavrenti Beria, ministre de l’Intérieur, ouvre le bal lugubre des caciques du Politburo : Beria, Malenkov, Krouchtchev, Mikoyan, Kaganovitch, Boulganine, Molotov, les bureaucrates s’activent, à la fois excités par cette opportunité subite, et démunis de constater que rien n’était prévu en cas de décès du tyran, partagés entre la terreur d’une élimination et l’espoir d’une succession à leur profit.

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On ne trouve pas de médecins : tous ont disparu à la suite du « complot des blouses blanches ». Dans une crise de paranoïa antisémite, Staline avait fait déporter ou exécuter les meilleurs praticiens du Kremlin… Tel un Frankenstein russe, le système stalinien se retourne contre son créateur, tandis que les réflexes de soupçons, dénonciations et conspirations secouent le premier cercle des apparatchiks. Aucune décision n’est possible sans une réunion au sommet. Pendant ce temps, l’homme d’acier agonise… dans sa pisse.

Sans que les auteurs aient à forcer le trait, les bouffonneries s’enchaînent, d’autant plus désopilantes qu’elles sont vraies. On devine le scénariste Fabien Nury s’amuser à chaque réplique sur le dessin élégant et expressionniste de Thierry Robin, reconstituant les visages à la perfection, et les scènes funèbres sur de grands aplats noirs… et rouges, évidemment.

Le tome 2 de La mort de Staline se penche sur l’organisation des funérailles et palpe La mort de staline 2l’attachement viscéral du peuple à son paternel tortionnaire. Le 9 mars 1953, jour des obsèques officielles orchestrées par Krouchtchev, c’est par milliers qu’hommes et femmes convergent sur Moscou en délégations spéciales. Des scènes d’adoration et d’hystérie collectives causent la mort de centaines de personnes, piétinées ou étouffées, voire canardées par les cordons de sécurité. Après plusieurs décennies d’abomination, les Soviétiques se lamentent sur leur maître défunt, couvert de leur propre sang.

Pour autant, La mort de Staline ne sature pas les événements par un tableau anti-communiste primaire. Le propos ficelé par Fabien Nury, génial funambule de la BD, trouve l’équilibre dans la prise de conscience de l’Histoire. Il offre au lecteur de prendre le même recul que dans Il était une fois en France, histoire vraie et romancée, où son héros, le richissime ferrailleur Joseph Joanovici s’écartelait entre Résistance et Collaboration pendant la Seconde guerre mondiale. Le Prix Château de Cheverny de la bande dessinée historique remporté par La mort de Staline en 2011 aura sans doute encouragé nos deux compères, qui récidivent cette année avec Mort au Tsar, un récit prometteur sur la révolution russe de 1905, dont on guette avec avidité la sortie du second volume dans les prochains mois.

La Fin de l’homme rouge, le roman de voix du malheur russe

« Seul un Soviétique peut comprendre un Soviétique », dit un anonyme dans le prologue du dernier livre de Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, couronné du prix Medicis Essai 2013. Au long de 500 pages de témoignages, l’écrivain biélorusse redonne voix au chapitre à ces ouvriers, cadres du Parti, militaires, anciens zeks, femmes au foyer, employés, enseignants, universitaires, brisés par les purges, dénonciations, déportations et tortures. C’est une longue procession de centaines d’heures d’écoute et de réécriture au plus près de la simplicité de ces témoins, qu’il a fallu rencontrer, convaincre et aussi rassurer. 500 pages de glace et d’effroi par ceux qui ont vécu l’enfer stalinien. 500 pages qui ébranlent la conscience du lecteur, même le plus endurci.

fin de l'homme rouge

Ces « Homo Sovieticus » qui semblent sortir d’un autre âge, étaient-ils les prisonniers d’une psychologie d’esclaves ou des croyants qu’aveuglait leur foi en un monde meilleur ? Depuis leurs campagnes, leurs usines, au fond d’une misère extrême, souffrant simplement de vivre, quelle vision différente pouvaient-ils avoir de Staline, l’infaillible généralissime tenant en échec la Wermacht dès 1943 ; puis trônant en héros national, ce génial architecte qui hissait en quelques années l’URSS au rang des premières puissances mondiales, redonnant confiance et fierté à un peuple en guenilles ? Peut-on seulement comprendre ces nostalgiques de leur régime cannibale ? Un homme raconte l’arrestation de son épouse, cadre du Parti. Lui-même déporté quelques jours plus tard, il perd toute trace de sa femme jusqu’à ce qu’il soit libéré après dix années d’internement. La veille de Noël, il apprend enfin le bannissement de sa compagne et son décès. Mais on lui rend sa carte du Parti, alors il retourne se mettre au service du pouvoir… Groggys sous les effets de la propagande, de la police secrète omniprésente, du culte organisé du Dieu Staline, de l’embrigadement, des privations et des souffrances de la Grande Utopie, mués en peuple des âmes mortes, les Russes semblent avoir signé leur arrêt de malheur pour l’éternité.

Chronique des gens ordinaires, La Fin de l’Homme rouge laisse aussi percer « le temps du désenchantement », comme le souligne le sous-titre de l’ouvrage. Car Staline disparu, tout ne passe pas du rouge au rose pour le peuple russe. La déstalinisation commence lentement et laisse les gens sans repères. Avec l’évocation des années Gorbatchev et Eltsine, les Russes expriment enfin leur terrible sentiment d’abandon. Qu’a-t-on fait de leurs années de sacrifices ? Le lecteur se trouve pris au piège d’un dilemme aussi intelligent que redoutable lorsqu’un vieil homme renvoie dos-à-dos le communisme et la société de consommation occidentale. Vassili Petrovitch N., 87 ans, membre du Parti communiste depuis 1922, fulmine : « Les hommes ont toujours envie de croire en quelque chose. En Dieu ou dans le progrès technique. Dans la chimie, dans les molécules, dans une raison supérieure… Aujourd’hui, c’est dans le marché. Bon, admettons, on va se remplir le ventre, et après ? (…) Mes petits-enfants me demandent : “ Tu y croyais vraiment au communisme ? Pourquoi pas aux extra-terrestres pendant que tu y es ? ”. Mon rêve, c’était la paix dans les chaumières, et la guerre dans les palais. »

La Fin de l’homme rouge pointe aussi au passage les racines idéologiques du pouvoir russe actuel. Issu lui-même du système stalinien, l’ancien lieutenant-colonel du KGB Vladimir Poutine n’a-t-il pas réhabilité l’hymne soviétique, muselé la presse et l’opposition, tandis que les bottes de l’Armée rouge résonnent depuis le printemps 2014 en Ukraine et en Crimée ? Poutine vise bien la reconstruction d’une URSS moderne, d’ailleurs il ne s’en cache pas.

Portée par le don de saisir chaque instant, chaque pépite de vie et de mort dans les paroles et les yeux de ces Soviétiques encore hallucinés, que Svetlana Alexievitch soit remerciée d’avoir porté à nos pensées suffisantes, par «ces milliers de détails d’une vie qui a disparu», la vérité injuste de ce peuple supplicié.

M.A.G.

La mort de Staline, une histoire vraie… soviétique, tome 1 L’Agonie (2010, 64 p., 13,99€), tome 2 Funérailles (2012, 60 p., 13,99€), Fabien Nury et Thierry Robin, éditions Dargaud.

La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, de Svetlana Alexievitch, traduit du russe par Sophie Benech, Actes Sud, 544 p., 24,80 €.

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Hugo, Zweig, Camus en bande dessinée : Madame la Littérature est servie !

Fâchée tout rouge, en pétard, Madame la Littérature, ressassant les querelles de clocher entre force du texte et attraction de l’image, toisait la bande dessinée, adolescente insolente et déloyale de surcroît. Or voici que depuis quelques années, l’immortelle tend la main à sa cousine hermaphrodite qui, sans rancune, en caresse chaque ligne. Longtemps pointé du doigt, taxé de divertissement à l’usage des ignorants, le 9e art s’unit aux lettres dans le lit d’un paradoxe. Plan marketing ou affinité sincère, coup de cœur ou relation fortuite digne d’un site de rencontre ? Ignorées ou honorées, les adaptations littéraires fleurissent comme lilas au printemps (en particulier les romans du XIXe siècle). Des écrivains contemporains, et non des moindres, reformatent leur plume. Convertis en scénaristes, ils proposent leurs récits aux dessinateurs. Fruits de cette alliance somme toute légitime, les biographies littéraires surgissent à leur tour en BD dans les années 2012-2013. Si la bande dessinée s’empare parfois d’une vie entière, s’érigeant en biographie illustrée comme dans Camus entre justice et mère, une autre en examine de plus près un aspect sensible (Les derniers jours de Stefan Zweig) ou en détourne un épisode pour construire une fiction à part entière (Victor Hugo, aux frontières de l’exil). Fil d’une existence tissé en intégrale ou chronique brodée dans l’imaginaire, voici la vie de trois écrivains entrés en bande dessinée.

 

Sherlock Holmes est à la mode, Victor Hugo aussi

Qui est le plus grand poète français ? « Victor Hugo, hélas ! », aurait répondu André Gide. Que l’on vénère le colosse des lettres françaises ou que l’on déplore ses ornements de style, reconnaissons que Victor Hugo n’a rien perdu de sa popularité. Gil et Paturaud l’illustrent. Ils ont choisi d’exploiter un événement funeste qui ne brisa pas l’œuvre cathédrale de l’auteur, mais bien au contraire, lui permît de tremper sa plume dans l’inspiration renouvelée du chagrin[1] : la perte précoce de sa fille Léopoldine, dix-neuf ans, noyée accidentellement en 1843.

Exilé à Guernesey, suite à son opposition au régime de Napoléon III, Victor Hugo décide de retourner clandestinement en France afin de mener en personne l’enquête sur cette disparition dont il doute qu’elle soit l’œuvre du destin. Traquant les indices oubliés, bousculant les témoins rétifs, sans omettre de rendre visite à l’une de ses nombreuses maîtresses, le voilà qui remonte la piste d’un batelier qui aurait saboté la quille du bateau sur lequel sa fille cabotait avec son époux le jour du drame. Aux détours de l’intrigue relevant des mécanismes du roman policier, les auteurs offrent une ballade romantique dans le Paris du Second Empire aux férus d’histoire, qui apprécieront de croiser dans les rues de la capitale l’Empereur et le célèbre Vidocq, et aux amateurs de littérature qui s’attendriront de retrouver un certain Gavroche. Néanmoins, si les personnages sont attachants, le synopsis manque parfois de piquant, tant le lecteur se doute depuis le début que l’écrivain-détective, d’indices en tractations, trouvera les réponses à son tourment.

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Le travail de documentation et la fidélité historique de ce premier scénario classent Ester Gil parmi les auteurs prometteurs de l’année 2013. Au dessin, Laurent Paturaud impose sa patte avec brio. Rien d’étonnant à ce que les prestigieuses éditions Daniel Maghen propulsent ce passionné du XIXe siècle à la cimaise de leur catalogue. Son trait classique et juste reste personnel grâce à la variété des cadrages. Mention spéciale pour la couverture de la BD inspirée du tableau de Caspar David Friedrich, « Le Voyageur contemplant une mer de nuages ». Victor Hugo, aux frontières de l’exil est conçu comme un voyage de Guernesey à Paris, au cours duquel le héros expérimente la recherche de la vérité dans l’abîme de sa vie sans Léopoldine. Entre deuil et combat, volonté de comprendre et refus de la perte, l’ouvrage campe le monument littéraire Hugo sur des pieds d’argile. Les écrivains, malgré la force de leur œuvre, sont des êtres fragiles. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur la vie de Stefan Zweig.

Stefan Zweig, l’européen désespéré

«Dans un bon café de Vienne, on trouvait non seulement tous les journaux viennois, mais aussi ceux de tout l’Empire allemand, des français, les anglais, les italiens et les américains, et en outre les plus importantes revues d’art et de littérature du monde entier, Le Mercure de France aussi bien que la Neue Rundschau, le Studio et le Burlington Magazine.»

Cet extrait du Monde d’hier, dernier ouvrage de Zweig avant son suicide (le 22 février 1942), montre l’ancrage de l’écrivain dans la république européenne des lettres. Vienne est une partition ouverte sur la symphonie d’un continent en construction. Issu de la grande bourgeoisie juive viennoise, Zweig remporte un succès littéraire hors du commun dans les années 1920 et bien au-delà des frontières autrichiennes. Il fréquente les plus éminents intellectuels de l’époque : Romain Rolland, Walter Benjamin, Freud, Schnitzler… il s’éprend de Montaigne, se lance dans la biographie de Marie Stuart. Il voyage sans relâche, correspond avec toutes les capitales et réunit dans sa villa de Salzbourg un brillantissime microcosme culturel européen. Une aspiration à l’humanisme cosmopolite qui fait prendre conscience au lecteur de l’indécence de l’euroscepticisme dans lequel une certaine opinion contemporaine se complaît.

Au faîte de sa gloire d’écrivain, Zweig se brise à la Nuit de cristal. Le nazisme monte, on brûle ses livres à Berlin. Accompagné de Lotte, sa seconde épouse, il s’exile à Londres, puis aux Etats-Unis et enfin au Brésil.  C’est lors de son installation à Petrópolis que la BD Les derniers jours de Stefan Zweig plante son décor luxuriant, trempé aux aquarelles de Guillaume Sorel. Zweig espère un nouveau départ, mais la jungle brésilienne ne guérira pas la douleur de son esprit, portée à incandescence par la crise identitaire d’une judéité européenne impossible. Issu d’une biographie de Laurent Seksik, l’ouvrage se concentre sur le combat de Lotte pour sortir son époux de la dépression. Lotte se bat pour deux, mais Zweig renonce, il s’éteint de voir ses livres calcinés, ses amis déportés, son peuple et son avenir anéantis.

 

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Malgré la force poignante de ce destin, l’ouvrage peine à emporter l’émotion du lecteur qui se perd dans des scènes de détail ou dans le maquis des personnages secondaires. Les trois planches finales parviennent cependant à gercer notre cœur sur la fin tragique d’un astre en manque de lumière. Albert Camus n’a-t-il pas écrit dans Le Mythe de Sisyphe qu’« il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » Ensuite, commentait un brin caustique, un critique lucide, Angelo Rinaldi, « Ils ont des métiers, des maisons de campagne, et des enfants qui leur reprochent d’avoir laissé la question en suspens. »

Si Les derniers jours de Stefan Zweig a le mérite d’intéresser le public à l’un des écrivains les plus puissants de notre temps, si Victor Hugo aux frontières de l’exil fait frissonner le plus placide des bédéphiles, des trois ouvrages ici présentés, c’est Camus, entre Justice et mère qui remporte nos faveurs, hissant à son plus haut niveau la biographie littéraire en bande dessinée.

 Albert Camus : choisir sa mère

Camus entre justice et mère est une bande dessinée solaire et silencieuse, comme l’œuvre du plus « Humphrey Bogart » des écrivains français. Avec son chapeau et son imperméable d’inspecteur de police américain, qui mieux que Camus pouvait prêter sa silhouette à un dessinateur de bandes dessinées ? Il n’est pourtant pas question de crime, de revolver jeté dans une rivière ou de mallette de billets dans ce biopic tenu d’excellente main par José Lenzini, spécialiste de Camus, et Laurent Gnoni, illustrateur distingué de Paroles de la guerre d’Algérie. Publié aux éditions Soleil, c’était un signe des dieux, cet album du centenaire de la naissance de l’écrivain revient sur la citation la plus controversée de Camus, maintes fois reprise et déformée. Alors qu’un jeune Algérien l’interpelle lors de la conférence de presse suivant la remise de son prix Nobel, en 1957, et lui reproche de ne pas s’engager dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, Camus réplique : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »

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D’une enfance algéroise et pauvre, aux honneurs d’un prix de littérature décerné au nez et à la barbe du dandy André Malraux, Camus entre justice et mère tourne les pages d’une vie de travail et de simplicité. La prouesse narrative d’une voix off qui ne se dévoile qu’à la fin de l’album, et un graphisme porté par la meilleure technique de composition, désignent le parfait équilibre du duo d’auteurs : Lenzini et Gnoni. Structuré autour du discours de Stockholm, l’album reconstruit l’œuvre de Camus sous l’angle de l’histoire de l’écrivain orphelin de père, et de la colonne fondatrice d’une mère muette et presque illettrée. C’est toute l’intelligence de cet ouvrage : résistant à la tentation de projeter chaque livre de Camus vers un épisode biographique, les auteurs ont compris que la vie de Camus éclaire son œuvre, et non l’inverse. Cette biographie dessinée porte le genre à son zénith. Entre littérature et combat, entre amour et terrorisme, entre mère et justice, Albert Camus avait choisi.

Fiction créatrice délicatement posée entre deux savoir-faire, la biographie en bande dessinée a su trouver sa place dans le paysage éditorial. En explorateur de la culture, nous n’écouterons pas les vaines sirènes d’un Finkelkraut[2] qui croit bon de jeter un art contre un autre, comme si la bande dessinée et la littérature étaient nées en sœurs ennemies, comme si le jazz devait se castagner avec la musique classique. Non : les arts rassemblent, unissent, et portent la pensée en lui donnant un langage. Qu’un cinéaste retrace le parcours d’un peintre, ou qu’un dessinateur anime la vie d’un écrivain, ces ponts des arts offrent autant de passerelles entre les créations et leur public. Au diable les lourds cadenas qui menacent d’entrainer les ouvrages vers le fond. Quant à Victor Hugo, Stefan Zweig, et Albert Camus, trois écrivains exilés victimes de l’Histoire, qu’on les publie aujourd’hui en livre ou en bande dessinée, quelle importance ? Le temps ne momifie pas l’œuvre des géants.

M.A.G.

[1] Voir notamment le recueil de poésies Les Contemplations, publié en 1856.

[2] Voir par exemple : http://www.lejdd.fr/Culture/Actualite/Les-oeilleres-de-Finkielkraut-97480#

Victor Hugo, aux frontières de l’exil, Esther Gil, Laurent Paturaud, 112 p., 19€, éditions Daniel Maghen 2013

Les derniers jours de Stefan Zweig, Seksik, Sorel, 88 p., 16€, Casterman 2012

Camus, entre justice et mère, José Lenzini, Laurent Gnoni, 120 p., 17,95€, Soleil Productions 2013

Diane Galimard Flavigny grimée en Camus

Diane Galimard Flavigny grimée en Camus

 

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L’acrostiche accrocheur

On ressent, à la lire, une douce attirance…
Si douce, qu’on se révélerait avec confiance…
Abordant divers sujets aux hasard des errances.
Jusqu’où ne faudrait-il pas aller ? Là est la question !
On peut parler Bandes dessinées sans modération…
Hormis le 9ème art, elle a d’autres prédilections,
Sur un lutrin se trouvent posées diverses partitions,
On devine plus d’un talent pratiqués avec excellence,
N‘y a-t-il aucune limite à toutes ses passions

Merci à Bdpendant, le plus chaleureux des posteurs BDGest’ !

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Delirium récompensé au festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo 2013

Creepy

La Bretagne qui s’y connait en Graal, druides et autres fées de Brocéliande, a décerné le Grand Prix de l’imaginaire au label Delirium pour ses deux anthologies horrifiques, « Eerie » et « Creepy ».

Spécialiste de l’édition en France de comics publiés à l’étranger, notamment anglo-saxons, Delirium poursuit son ascension débutée en 2011 avec la parution de  « La Grande Guerre de Charlie », sélectionné à Angoulême en 2012 (voir nos articles sur ce blog, dans la catégorie 14-18).

EerieDe l’enfer des tranchées aux magazines d’horreur qui donnèrent le frisson entre 1964 et 1983, Laurent Lerner et son associé Serge Ewenczyk mènent leur sauvetage sous les décombres de l’oubli, là où d’autres trésors comptent sur leur flair pour les «désensevelir». Portés par le vent breton tels des fous de Bassan dopés à l’ergot de seigle, nul doute que nos deux oxygénateurs de mémoire aspirent à voler vers de nouveaux succès. Rond ou carré, chapeau bas les artistes !

Le label Delirium : http://www.labeldelirium.com/

Le festival Etonnants Voyageurs : http://www.etonnants-voyageurs.com

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